Ce texte est extrait du site www.theatrons.com
Maîtriser le silence
La maîtrise de la parole passe par celle du silence

Les âmes se pèsent
dans le silence,
comme l'or et l'argent
se pèsent dans l'eau pure,
et les paroles
que nous prononçons
n'ont de sens
que grâce au silence
où elles baignent.
S'il y a une chose qui m'a toujours fasciné chez les personnes charismatiques, c'est le silence extrême qui s'installe dès qu'elles ouvrent la bouche. Un simple mot murmuré au cours d'une soirée animée suffit à percer le brouhaha du groupe. Il balaye toutes les conversations en cours, étouffant jusqu'aux bruits des mouches et ouvre la voie au discours souvent simple, parfois banal, qui s'ensuit et que chacun écoute d'un silence religieux.
Mais comment diable font-elles ?
Il y le ton de voix, bien sûr. Une façon de moduler, d'articuler, qui les rend intelligibles et reconnaissables entre mille, malgré le bruit ambiant.
Il y a l'assurance extrême qui transpire de chaque mot et qui surprend par son intensité.
Il y a le choix du moment, aussi, fut-il inconscient. Ces personnes semblent sentir "l'ange qui passe" avant qu'il n'entre dans la pièce et s'installent tout naturellement à sa place.
Les maîtres du silence
Ce que je retiens surtout de leur capacité remarquable, c'est leur maîtrise du silence. Le silence qu'elles imposent, mais aussi celui dont elles jouent entre chaque phrase, celui qui nous fait nous pendre à leurs lèvres, qui nous fait attendre, dans une impatience extatique, la suite du beau discours.
Ecoutez les discours d'hommes politiques, grands professionnels du verbe, et notez la façon dont ils ponctuent leurs phrases : avant chaque mot ou chaque idée importante, un bref silence prépare le terrain et crée le vide nécessaire pour que le mot qui suit s'ancre profondément dans nos esprits.
A contrario, le silence (plus long, dans ce cas) peut être utilisé après une idée forte, pour faciliter sa compréhension et permettre une meilleure imprégnation. Un silence après un mot légèrement choquant ou une phrase décalée est particulièrement efficace : il prolonge l'effet obtenu.
Ce paradoxe est au cœur du secret : pour maîtriser la discours, il faut avant tout maîtriser le silence.
Jouer avec ces moments où le temps "suspend son vol" est arme fatale pour renforcer les effets dramatiques.
Le silence au théâtre
Ayant fait ce constat, vous pensez bien que je n'allais pas perdre l'occasion d'utiliser cet effet au théâtre. (ni dans les soirées animées auxquelles je participe, mais ça, c'est une autre histoire).
L'expérimentation du silence au théâtre m'a fait remarquer les choses suivantes :
Le silence ressort en contraste par rapport au rythme de la pièce. Si vous en abusez, vous courrez le risque de casser ce rythme et du perdre du même coup l'effet de contraste : vos silences ne fonctionneront plus. Il se consomment donc avec une grande modération.
De même qu'il prépare les mots qui vont suivre, le silence lui même demande une préparation. S'il fait suite à un débit rapide et fortement modulé, il n'en aura que plus d'impact. La bonne gestion des silences demande une analyse très fine de la réplique qui en bénéficie.
Exemple :
Je ne suis pas de cet avis et je veux faire du bruit, tout mon soul. Quoi ! tu ne trouves pas que j'aie tous les sujets du monde d'être en colère ? (Argante dans "les fourberies de Scapin")
Dans cette réplique, on pourra :
- Débiter rapidement "Je ne suis pas-" en montant vivement la voix sur le "pas".
- Marquer un pause aprés le "pas-", pour renforcer la négation qu'il exprime.
- Débiter rapidement "de cet avis-", avec exactement le même ton que "Je ne suis pas" et en marquant de la même façon une pause aprés "avis". Ce mimétisme fera retenir 2 mots au spectateur : "pas" et "avis". Ils sont suffisants pour résumer cette partie de réplique.
- "et-je-veux-faire-du-bruit" sera prononcé avec une micro-pause entre chaque mot. On dit dans ce cas que la phrase est "martelée". Ce type d'effet exprime une volonté forte, qui refuse d'être contredite. Celui qui parle veut que chaque mot soit important.
- Une pause nette sera marquée après "bruit" pour que l'affirmation qui précède s'inscrive profondément dans la conscience de l'auditeur.
- "tout mon soul" est prononcé d'une traite. Cette expression ne vise qu'à renforcer l'affirmation précédente. Son sens n'est pas capital, c'est sa présence qui compte.
- Un silence d'au moins une demi-seconde est laissé avant le "Quoi !". Pendant ce silence, on doit voir sur le visage de l'acteur que sa tension intérieure monte. La portion de réplique qui précède lui a permis de se "défouler", mais ça n'a pas été suffisant et on sent bien qu'il va remettre ça avec encore plus de puissance. On doit sentir cette violence monter au cours de ce silence.
- Le "Quoi ! " est lâché dans une explosion. Il est encore suivi d'un silence d'une demi-seconde. Ce seul mot est chargé d'un sens très important ; il veut dire "je ne veux pas qu'on me contredise", "je suis en colère", "je veux qu'on me respecte", "je suis prêt à mordre". Ce mot est le plus important de toute la réplique, il la résume à lui seul et doit donc se détacher de tout le reste. Notez bien que ce "Quoi" est suivi d'un point d'exclamation, pas d'un point d'interrogation. Argante ne demande absolument pas son avis à Scapin, il lui affirme au contraire sa colère.
- "tu ne trouves pas" est débité d'une traite avec une minuscule pause après le "pas". Il s'agit simplement de faire un rappel du début de la réplique ("je ne suis pas"). Le ton doit être bas, sourd, inquiétant et monocorde.
- "que j'aie tous les sujets du monde" est également débité d'une traite. Le ton est toujours bas est monocorde, sauf sur le "monde" où la voix remonte en hauteur et en force, comme si l'on disait "on se fout du monde !"
- "d'être-en-colère ?" est martelé de la même façon que "et-je-veux-faire-du-bruit". Le mot colère doit être émis avec une grande violence tout en restant dans un ton bas et inquiétant. On doit sentir une colère à peine retenue, prête à exploser avec plus de violence encore qu'elle ne le fait dans toute la réplique. Bien que cette partie de réplique se conclue par un point d'interrogation, on doit comprendre que la question est de pure forme. Cette question ne supportera qu'un seul type de réponse : l'approbation. Le mot "colère" est dit sur un ton menaçant pour prévenir Scapin : "ne me contredis pas ou ça va mal se passer".
Les propositions ci-dessus ne sont évidemment qu'une liste de suggestions qui doivent être modulées en fonction de la manière dont l'acteur souhaite interpréter le rôle. Bien que roulant des mécaniques, Argante n'est pas un vrai "dur", comme la suite de la pièce le démontrera. La faiblesse dont il fera preuve plus tard peut déjà être suggérée dans sa façon de dire cette réplique.
Adapter le rythme au personnage
Comme je le fais remarquer au premier paragraphe, la maîtrise des silences est propre aux personnes charismatiques en général et aux hommes politiques en particulier.
N'en abusez donc pas si votre rôle est celui d'un garçon lâche et timoré, vous risqueriez de créer un décalage entre le personnage et l'impression générale qu'il dégage.
Cette maîtrise restera toutefois utile dans toutes les scènes de colère ou de menace, comme pour les déclarations d'amour passionnées.
Pour vous entraînez à en user avec bonheur, rien ne vaut la lecture répétitive d'un texte, ou d'une simple réplique, en testant différentes façon possibles de "marquer le pas" entre les mots. Si vous ne vous êtes jamais essayé à ce genre de choses, vous constaterez qu'il est possible de nuancer le texte de façon considérable en jouant simplement sur ces silences.
La page comportant des exercices sur la voix vous propose également d'autres façons d'améliorer et de renforcer votre diction. L'exercice le plus adapté au travail sur le silence s'intitule "La ponctuation exagérée".